Y revenir

Dominique Ané

Stock, 2012, Seuil, coll. « Points », 2013

 

La forme d’une ville

 

Plus connu sous son nom d’artiste, le chanteur Dominique A s’interroge dans ce livre émouvant, sobre et subtil sur le lien qui l’attache à sa ville natale, Provins en Seine-et-Marne, dont il ne rêvait que de « partir », comme l’y incitait le tube de Gisor en 1981 : « un nouveau chanteur à la voix de vieille égarée dans un corps jeune, et dont je tente de reproduire le vibrato outrancier ». Cette chanson, enregistrée avec un magnétophone collé au téléviseur, est devenue son « hymne intime ». La musique constitue sa planche de salut dans la vie mélancolique de la « rue des Marais » et des « terres brunes », titres de deux chansons qu’il composera bien plus tard, pour évoquer son enfance et son adolescence, et dont les paroles figurent à la fin du livre :
« Il neige ce matin
La pierre embourgeoisée
Accueille sourcils froncés
La belle intruse blanche
Qui me fait m’étaler
Je pleure comme un dimanche
Plus tard j’écrirai tout
Quand je saurai viser


Viser rue des Marais
La télé allumée
La vie qui démarrait
Et l’odeur de l’orange
Qui me réveillerait
Demain rue des Marais. »

La composition de chansons commence très tôt grâce au même magnétophone : « j’écoute le son de la bande comme si c’était le son du temps lui-même ». Son ami Vincent lui vole « Blockhaus pour entités paralytiques » qu’il lui rend quelques jours plus tard avec la « jaquette émaillée de commentaires narquois », sarcasmes sur le contenu romantique de la cassette. Mais c’est le même Vincent qui volait des disques pour lui dans les magasins ; il lui avouera bien après, à sa grande surprise, son admiration pour l’adolescent qu’il était. À son propos, Dominique A écrit : « je me souviens de lui raillan t ma coupe de cheveux, ma dentition, mes fringues, et de moi, acceptant tout, parce que j’étais sous le charme et que son amitié me flattait. J’aurais voulu être lui ; j’espérais qu’il me transmettait un peu de son charisme. Comment imaginer que pendant ce temps, je le fascinais, et que son ironie n’était qu’un paravent de pudeur adolescente ? » Comme il y a pour certains un salut par la littérature, c’est grâce à la musique que Dominique A supporte sa vie : « Je ne peux compter que sur la musique, celle que j’aime ou que j’invente, pour me rehausser à mes propres yeux ».
La ville natale est liée à une mélancolie qui semble coller aux semelles des chaussures comme « les terres brunes » du titre de la chanson. Heureux de la quitter pour Nantes et de la renier au point de se faire passer pour Nantais auprès de journalistes peu regardants, lors de ses débuts de chanteur, Dominique A y revient pourtant, comme pour s’assurer de sa réalité ou se rendre compte qu’il a plaqué sur elle sa propre tristesse : « Peut-être ai-je rejeté sur elle la responsabilité d’une humeur dont elle n’a fait qu’accentuer les effets. La tristesse vient peut-être d’ailleurs, d’un legs familial dont je refuse de connaître l’origine, par peur d’une remise en cause trop brutale. Je me suis rabattu sur celle qui émane des rues de Provins pour l’en rendre coupable. Je ne me suis jusqu’alors jamais dit que la mélancolie n’était pas d’une seule pièce, qu’elle pouvait puiser à plusieurs sources et que les plus souterraines n’étaient pas les moins abondantes ».
Tout au long du livre l’auteur se montre sensible à des impressions, des instants, des sensations liés à des espaces et à des paysages, « sang de betterave au jus de rose mêlé » d’où il vient, mais auquel rien n’a pu l’habituer, même s’il semble souscrire à cette phrase lue au début d’un manga de Kazuo Kamimura : « Ce qui marque le plus une personne, ce ne sont pas tant ses expériences passées que les paysages dans lesquelles elle a vécu ». Il y aurait donc bien aussi un malheur à être « né quelque part », comme dans la chanson. Ce récit essaie de démêler les fils enchevêtrés de souvenirs et de sentiments ambivalents et atteint une dimension universelle quand il cherche à cerner les liens complexes que chacun entretient avec le lieu où il est né et les territoires où il a grandi.
Le 4 mars 2011, Dominique A donne pour la première fois un concert à Provins. Contre toute attente, ses « commentaires acides » sur la ville semblent réjouir son auditoire : « on tolère que je déballe mon sac, et même on m’y encourage. Le conflit redouté n’aura pas lieu, et je baisse ma garde, rassuré ». À la fin de la soirée, un organisateur remarque qu’il faut même se réjouir de cette « rancœur » contre Provins, si on tient compte des chansons qui en ont découlé. Pour Dominique A et pour bien d’autres, c’est la beauté qui console de ne jamais pouvoir réellement quitter le lieu qui nous a vus naître :
« Mais le sol peut trembler
Disparaître la lune,
Et tout se retourner,
On trouvera collée
Sous mes pieds la terre brune ».

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 31